Décroissance vs développement durable : une querelle sémantique - et stérile
Je
voudrais dire quelques mots sur ces notions car je suis effaré de
l'inconscience de la population, et de la blogosphère en particulier, à leur
sujet. Je ne parle pas de méconnaissance ou d'incompétence car je ne suis pas
moi-même spécialiste et j'ai rédigé ce billet vite fait sans consulter
d'ouvrage ni de texte officiel (je le ferai plus tard, il faut d'abord que
j'aille à la librairie).
J'aimerais
aussi que les lecteurs apprennent la nuance dans leurs réflexions comme dans
leurs propos : on peut faire appel au même vocabulaire voire aux mêmes
concepts, avec des motivations et des réponses très différentes. Ainsi du
recours au principe de précaution ou à la notion de décroissance : il n'y a pas
que des écolos d'extrême gauche anti-progrès et anti-capitalistes, merci de ne
pas l'oublier... Ils les ont instrumentalisées mais ces idées sont également
développées par des gens sérieux dans une tout autre optique et c'est un peu ce
que je voudrais aborder ici.
Partons
du principe qu'on accepte l'idée de développement durable. Comme je l'ai
brièvement expliqué, il ne s'agit ni plus ni moins que d'adopter des pratiques
responsables, intégrant, outre les paramètres économiques, les données sociales
et environnementales (retour au réel et à la base du fonctionnement de la
société : par exemple il y a toujours des ressources naturelles quelque part en
bout de chaîne). D'ailleurs certaines s'imposeront qu'on le veuille ou non :
ainsi par exemple de l'épuisement du pétrole. Ces quelques éléments conduisent
automatiquement à une réduction des impacts des activités humaines sur
l'environnement, ce qui passe (entre autres et inéluctablement) par une
diminution de certaines productions et consommations. Ce sont de simples faits
; ceux qui refusent d'admettre cette évidence n'argumentent pas, ils braient.
Ils auront beau se cacher derrière leurs oeillères ou trépigner, la réalité
s'imposera à eux. L'économie du futur (très proche) sera sobre ou ne sera pas.
On
trouve donc là un certain nombre de décroissances. Elles ne signifient pas pour
autant que tout doive décroître, en particulier elles ne sont pas du tout
incompatibles avec un maintien et même une amélioration continue du confort, de
l'éducation ou de la sécurité sanitaire par exemple (sobriété n'implique pas forcément
restriction ; ne serait-ce que parce qu'un gisement énorme d'économies réside
tout simplement dans les gaspillages qui ont cours actuellement). Il ne s'agit
pas de faire plus ou moins, mais mieux. Ces décroissances s'inscrivent en fait
dans le développement durable, lequel comprend à la fois une référence à la
croissance en tant qu'amélioration de la richesse et des conditions de vie ET
une référence à la décroissance des impacts à travers celle de certaines
productions et consommations. Les partisans extrémistes de la décroissance ont
donc tort de rejeter le développement durable au prétexte qu'il conserverait
des éléments économiques en augmentation ; de même les zélateurs de la croissance
verte ont-ils tort de vouer la décroissance aux gémonies puisqu'elle est en
fait indissociable d'une activité économique éco-compatible. La querelle est
non seulement sémantique, elle est aussi stérile puisque ces deux notions se
nourrissent l'une de l'autre et ne sont que deux facettes d'une même réalité.
Je ne sais sur quel pied danser lorsque je constate la pirouette à laquelle
Corinne Lepage est obligée d'avoir recours : elle parle d'évolution soutenable
(le terme d'évolution n'indiquant pas le sens du changement et englobant donc
des augmentions comme des diminutions), ce qui a l'avantage de ne pas crisper
les gens et de coller plutôt bien à la réalité, mais l'inconvénient
d'introduire un vocabulaire qu'il faudra à nouveau expliquer et populariser (le
développement durable commence seulement à être intégré, malgré le problème du greenwashing),
sans compter que cela reste un peu une coquetterie de langage.
Mais
au-delà, la vraie question se situe ailleurs. Car de quoi parle-t-on au juste ? La
fameuse croissance mesure l'augmentation de la production de richesses (à
travers les biens et services qui constituent l'activité économique ; faisons
pour cette fois abstraction des aberrations financières et monétaires des
dernières décennies). Vous avez bien lu : même sans montages boursiers
délirants, on parle bien là d'augmentation... de l'augmentation (les nouvelles
richesses). En d'autres termes, non pas l'augmentation de la fonction, mais de
sa dérivée. Les comparaisons dans le temps (croissances pour deux mois
successifs par exemple) induisent même une étude de la dérivée seconde. C'est
tout simplement inepte (à ce titre la récession n'est pas un problème : ça ne
veut pas dire qu'on a détruit de la richesse mais qu'on en a produit un peu
moins que l'année précédente... la belle affaire ! ce n'est pas la fin du
monde...). On pourrait aller loin de cette manière, en empilant les taux... c'est
vraiment n'importe quoi. Revenons donc au monde réel. Même là, on constate
l'aberration du système : cette croissance repose au moins en partie et à la
base, sur des données physiques, consommation de ressources naturelles e tutti
quanti. N'importe qui de sensé comprend que ces activités ne peuvent croître de
manière exponentielle indéfiniment. Arrive forcément un moment où on a épuisé
la ressource, soit que le stock fût fini au départ (eg pétrole ou uranium),
soit qu'il fût renouvelable mais à un rythme insuffisant pour compenser les
prélèvements (eg poisson ou bois). Nous vivons dans un monde fini, avec des
limites : le toujours plus est donc impossible. Mais l'aberration ne s'arrête
pas là ! Toute activité générant des bénéfices est comptabilisée comme positive
dans la croissance : de ce point de vue la pollution est bénéfique puisqu'elle
offre un travail à des entreprises spécialisées dans la dépollution (parfois
les mêmes aux deux bouts de la chaîne... hum). Je n'insisterai pas sur les
aspects sociaux qui sont connus par ailleurs (pression pour la diminution du
coût du travail conduisant à des conditions proches de l'esclavagisme, etc). On
ne dispose donc pas des informations nécessaires à un état des lieux rationnel
et sain.
Le
véritable enjeu de tout ce pataquès, c'est celui des indicateurs utilisés.
C'est gentil de disserter sur des chiffres en augmentation ou en diminution,
mais que signifient-ils concrètement, à quoi font-ils référence dans la réalité
? C'est une réflexion qui n'est pas nouvelle (Corinne Lepage parle depuis
longtemps d'un PIB vert) mais qui tarde malheureusement à entrer dans les
pratiques. D'ailleurs j'aimerais bien savoir où en est la mission Stiglitz-Sen
commandée par Sarkozy il y a plus d'un an... En gros, il s'agit de ne plus
compter uniquement les gains économico-financiers mais d'intégrer tous les
éléments du système : outre le capital financier, il y a aussi le capital
humain et le capital naturel. Cela revient (on me pardonnera les -graves-
approximations de vocabulaire, je confonds toujours bilan et compte de
résultat) à effectuer un bilan complet pour calculer le bénéfice net réel, au lieu
de ne compter que l'actif comme c'est le cas actuellement (trop facile hein!).
Car ces chiffres de la croissance ne prennent en compte qu'une partie de la
réalité ! Ajoutez-y les facteurs humains et les dégradations environnementales,
et vous obtenez une décroissance - vertigineuse, bien pire que celle des
extrémistes écolos tant décriés.
Un
indicateur satisfaisant devra donc intégrer à la fois les données financières
(bénéfices générés par l'activité économique), sociales (conditions de travail,
niveau d'éducation et de santé, etc) et environnementales (consommation des
ressources, dégradations et pollutions des milieux naturels, etc). LA, il sera
peut-être pertinent de parler de croissance ou de décroissance - ou encore
d'équilibre... Etant entendu que ce paramètre global ne suffira pas à lui seul
et qu'il faudra malgré tout suivre chaque élément (certains paramètres
environnementaux ne pourront pas croître indéfiniment même s'ils étaient
"compensés" par d'autres dans le calcul ; il n'est pas question de
diminuer certains paramètres humains pour équilibrer la balance ; etc).
Evidemment ces notions ont pour corollaire une profonde réflexion sur le
fonctionnement des sociétés humaines, notamment en termes de mode de vie et de
rapports avec le reste de la planète... Il faut vraiment que j'acquière le
nouveau livre de Corinne Lepage, "Vivre autrement" !